VINGT ET UN
Le lendemain matin, un peu avant midi, nous avons accosté à Newpest avec un soin minutieux. Tout le port grouillait de flotteurs lourds et autres navires fuyant la menace du gros temps dans le golfe est. Le logiciel de la capitainerie les avait arrangés selon un motif mathématique tout sauf intuitif qui n’était pas paramétré dans le Haiduci’s Daughter. Japaridze a tout fait en manuel, maudissant les machines en général et l’IA de la capitainerie en particulier à mesure que nous passions les groupes d’ancrage apparemment aléatoires.
— Putain, mettez ci à jour, mettez ça à jour. Si je voulais être techos, j’aurais un job chez les déClass.
Comme moi, il avait une légère mais insistante gueule de bois.
Nous nous sommes dit « adieu » au poste de pilotage, et je suis descendu par le pont avant. J’ai lancé mon paquetage sur le quai alors que les autoamarres étaient encore en train de nous remorquer, et j’ai franchi l’espace restant en sautant. Ça m’a valu les regards de quelques passants, mais aucun en uniforme. Avec une tempête à l’horizon et un port plein à craquer, ils avaient autre chose à faire que verbaliser les débarquements dangereux. J’ai ramassé mon paquetage, l’ai passé à l’épaule et me suis engagé dans le flot rare des piétons. La chaleur m’a rapidement trempé. Quelques minutes plus tard, sorti du port, en nage, j’ai hélé un autotaxi.
— Port intérieur, ai-je ordonné. Terminal des charters. Et vite.
Le taxi a fait demi-tour et a plongé dans les grands axes. Newpest s’est déroulée autour de moi.
Ç’avait beaucoup changé, tout au long de mes visites sporadiques étalées sur trois siècles. La ville où j’avais grandi était basse comme la terre sur laquelle elle était construite. Érigée en unités profilées antitempête et superbulles, sur l’isthme entre la mer et le grand lac qui deviendrait par la suite la Prairie d’Algues. À l’époque, Newpest sentait la belalgue et les différents processus industriels qui l’utilisaient, comme le mélange de parfum et de sueur d’une pute à deux crédits. On ne pouvait échapper à l’une ou à l’autre qu’en quittant la ville.
Au temps pour les souvenirs d’enfance.
À mesure que la Décolo reculait dans l’histoire, un retour à une prospérité relative avait amené une nouvelle croissance, le long du bord intérieur de la Prairie et de la courbe côtière, puis vers le ciel tropical. Les immeubles du centre de Newpest avaient poussé en graine. En partie grâce à la confiance accrue dans les méthodes de résistance aux tempêtes, et aussi grâce à une classe moyenne naissante mais riche qui avait besoin de vivre près de son investissement, mais pas de le sentir. Quand j’avais rejoint les Diplos, la législation environnementale avait un peu décontaminé l’air, et les gratte-ciel du centre-ville étaient aussi hauts qu’à Millsport.
Après cela, mes visites avaient été rares, et je n’avais pas fait assez attention pour remarquer le début de l’inversion de tendance. Sans parler de ses raisons. Je savais simplement qu’il y avait à présent des quartiers du sud de la ville où la puanteur était revenue en force, et les cités nouvelles le long de la côte et de la Prairie retombaient, kilomètre après kilomètre, en une gangrène de bidonvilles. Au centre, il y avait des mendiants dans les rues et des gardes armés devant la plupart des grands immeubles. En regardant par la fenêtre de l’autotaxi, j’ai retrouvé un écho de tension irritée dans la façon dont les gens avançaient. Ce n’était pas là il y a quarante ans.
Nous avons contourné le centre-ville dans une voie prioritaire surélevée qui a fait défiler les chiffres au compteur à toute allure. Ça n’a pas duré longtemps. Hormis une ou deux limousines reluisantes et quelques taxis, nous avions la route pour nous seuls, et quand nous avons repris l’autoroute principale de la Prairie de l’autre côté, le décompte est redevenu plus raisonnable. Nous nous sommes écartés de la zone élevée et avons traversé les parties moins reluisantes. Des maisons de mauvaise qualité, entassées devant la route. Ça, Segesvar me l’avait déjà annoncé. Les bas-côtés avaient été vendus pendant mon absence, après l’annulation des anciennes restrictions de sécurité et de santé publique. J’ai vu une gamine de deux ans, cramponnée à un grillage, hypnotisée par le vent que déplaçait la circulation à deux mètres de son visage. Sur un autre toit un peu plus loin, deux gosses guère plus vieux lançaient des projectiles de fortune qui rataient leur cible et rebondissaient dans notre sillage.
La sortie du port intérieur est apparue sous notre nez. L’autotaxi a pris son virage à toute allure, a dérapé sur quelques voies et a rétrogradé à une allure plus humaine pour suivre la spirale qui traversait le bidonville et arrivait au bord de la Prairie. Je ne sais pas pourquoi le programme réagissait comme ça – peut-être étais-je censé admirer le paysage. Le terminal lui-même était beau, au moins – ossature d’acier aérienne, recouverte d’illuminum bleu et de verre. La route passait au milieu, comme un fil dans un hameçon.
Nous nous sommes arrêtés en douceur et le taxi a présenté la note en grands chiffres mauves. J’ai donné une puce, attendu que les portes se déverrouillent et suis descendu dans une fraîcheur d’air conditionné. Des silhouettes dispersées allaient et venaient ou restaient assises, à mendier ou à tuer le temps. Les comptoirs des compagnies charter étaient massés contre un mur, devant des holos aux couleurs vives qui, dans la plupart des cas, comprenaient un construct de service clientèle virtuel. J’ai choisi un comptoir avec une vraie personne, un garçon de moins de dix-huit ans accoudé qui tripotait les prises d’immersion rapide dans son cou.
— Vous êtes à louer ?
Il a tourné des yeux mornes vers moi sans lever la tête.
— M’man.
J’allais le gifler quand j’ai compris que ce n’était pas une insulte. Il était câblé pour la communication interne, mais n’avait pas envie de subvocaliser. Ses yeux sont passés un moment dans le vague tandis qu’il écoutait la réponse, puis il m’a regardé avec presque plus de concentration.
— Où vous voulez aller ?
— Vchira Beach. Aller simple, vous pouvez me laisser là-bas.
Il a souri.
— Ouais, Vchira Beach. Elle fait sept cents bornes d’un bout à l’autre. Où ça, sur Vchira Beach ?
— Partie sud. La Bande.
— Sourcetown. (Son regard m’a balayé, hésitant.) Vous êtes surfeur ?
— J’ai l’air d’un surfeur ?
À l’évidence, il n’y avait pas de réponse sans danger. Il a haussé les épaules et s’est détourné, les yeux montant tout en haut quand il est retourné à son câblage interne. Quelques instants plus tard, une femme en bermuda de coupeuse d’algues et tee-shirt défraîchi est sortie de son terminal. Elle avait la cinquantaine, et la vie l’avait usée autour des yeux et de la bouche, mais ses jambes avaient la finesse des nageuses, et elle se tenait très droit. Le tee-shirt disait : « Je veux le boulot de Mitzi Harlan – elle passe sa vie au lit. » Elle avait un peu de sueur au front et du cambouis sur les doigts. Sa poignée de main était sèche et calleuse.
— Suzi Petrovski. Voici mon fils, Mikhail. Vous voulez qu’on vous emmène à la Bande ?
— Micky. Oui. On peut partir bientôt ?
— Je suis en train de démonter une des turbines, mais c’est de l’entretien de routine. Disons une heure. La moitié si vous vous foutez des vérifs de sécurité.
— Une heure, ça ira. Je dois retrouver quelqu’un avant de partir. Combien ça va me coûter ?
Elle a sifflé entre ses dents. A regardé autour d’elle, constaté l’absence généralisée de clients.
— Sourcetown, ça fait une trotte. Le trou-du-cul de la Prairie. Après, même. Vous avez des bagages ?
— Juste ce que vous voyez.
— Disons deux cent soixante-dix. Je sais que c’est un aller simple, mais je dois revenir, même si vous restez là-bas. Et c’est toute une journée de perdue.
Le prix était élevé, et j’aurais pu sans souci le faire redescendre sous les deux cent cinquante. Mais c’était à peine plus que ce que j’avais payé pour ma course en taxi. J’ai haussé les épaules.
— OK, ça me paraît raisonnable. Vous me montrez l’engin ?
Le transport de Suzi Petrovski était un modèle standard – un deux-turbines au nez carré, vingt mètres de long, qui méritait davantage le nom de flotteur lourd que les grands navires des mers de Harlan. Il n’y avait aucun système antigrav, rien que les moteurs et la jupe blindée, variante de la machine de base construite déjà bien avant que les humains quittent la Terre. Une cabine de seize places à l’avant et un espace de stockage marchandise à la poupe, avec des passerelles à rambarde de chaque côté de la structure, tout du long. Sur le toit derrière la coupole du pilote, un canon ultravib dépassait d’une autotourelle bon marché.
— Ça a beaucoup servi, ça ? ai-je demandé en indiquant le canon double.
Elle s’est hissée sur la turbine ouverte avec la grâce de l’habitude et m’a regardé gravement.
— Il reste des pirates dans la Prairie, si c’est ça que vous voulez savoir. Mais ce sont surtout des gamins, généralement défoncés jusqu’aux yeux au meth ou (regard involontaire vers le terminal) des drogués au fil. Les projets de réhabilitation ont tous disparu avec les réductions de budget. On a de gros problèmes dans les rues, et ça déborde dans le banditisme. Mais ils ne sont pas vraiment inquiétants. En général, on les fait fuir avec quelques coups de semonce. Vous faites pas de souci. Je garde votre sac dans la cabine ?
— Non, ça va, ce n’est pas lourd.
Je l’ai laissée à sa turbine et me suis retiré jusqu’à une extrémité moins visible du quai, où des caisses et des fûts vides avaient été empilés sans grand soin. Je me suis assis sur l’une des plus propres et j’ai ouvert mon sac. J’ai sorti mes téléphones et fini par en trouver un qui n’avait pas servi. Composé un numéro local.
— Southside Holdings, a dit une voix synthé androgyne. En raison de…
J’ai discrètement énoncé le code à quatorze chiffres. La voix s’est transformée en bruit blanc, puis en long silence. Puis une autre voix, humaine cette fois, masculine et reconnaissable entre toutes. Les syllabes mâchées et les voyelles écrasées de l’amanglais de Newpest, aussi brutes qu’à notre première rencontre, dans les rues de la ville, toute une vie plus tôt.
— Kovacs, putain, mais où tu étais ?
J’ai souri malgré moi.
— Salut, Rad. Moi aussi, ça me fait plaisir de t’entendre.
— Ça fait presque trois mois, mec. Je ne tiens pas une ménagerie, moi. Il est où, mon fric ?
— Ça fait deux mois, Radul.
— Plus que deux.
— Neuf semaines, et c’est ma dernière offre.
Il a ri, un bruit qui me rappelait toujours un treuil qui se met en route.
— OK, Tak. Alors, ton voyage, sympa ? Tu as pris du poisson ?
— Oui. (J’ai touché la poche où j’avais rangé les piles corticales.) J’ai tes spécimens, comme promis. En boîte, c’est plus facile à transporter.
— Bien sûr. Je ne m’attendais pas que tu me les apportes frais. Imagine l’odeur. Surtout au bout de trois mois.
— Deux mois.
Encore le treuil.
— Neuf semaines, je croyais qu’on était d’accord. Alors, tu es en ville ?
— Pas loin, oui.
— Tu viens nous rendre visite ?
— Alors, voilà le souci. Il m’arrive un truc, et je ne peux pas venir. Mais je ne voudrais pas te priver de tes poissons.
— Non, moi non plus. Ta dernière livraison a tourné. Elle est complètement avariée, maintenant. Mes gars pensent que je suis malade de continuer à la servir, mais je leur ai dit, Takeshi Kovacs est de la vieille école, il paie ses dettes. On fait ce qu’il a demandé, et quand il finira par refaire surface, il fera ce qu’il faut.
J’ai hésité. Calibré ma réponse.
— Je ne peux pas te payer pour l’instant, Rad. Je n’ose pas faire de transaction de crédit majeure. Ce ne serait bon ni pour toi, ni pour moi. Il va me falloir un peu de temps pour m’en occuper. Mais tu peux prendre le poisson, si tu envoies quelqu’un le récupérer d’ici une heure.
Le silence est revenu en ligne. Je tirais sur la corde de ma dette au point de la casser, et on le savait tous les deux.
— Écoute, j’en ai quatre. C’est un de plus que prévu. Tu peux les avoir maintenant, tous. Tu peux les servir, sans moi, les utiliser comme tu veux, ou pas du tout si mon crédit est vraiment épuisé.
Il n’a rien dit. Sa présence au bout du fil était oppressante, comme la chaleur humide qui dérivait depuis la Prairie d’Algues. Mon sens de Diplo m’a dit que c’était le moment de forcer. Et le sens de Diplo se trompe rarement.
— L’argent arrive, Rad. Compte-moi une surcharge, si tu veux. Dès que j’aurai fini ces saloperies, on reprend les affaires comme d’hab. C’est purement temporaire.
Toujours rien. Le silence commençait à chanter, la petite chanson mortelle d’un câble tendu et soumis à une contrainte. J’ai regardé la Prairie, comme si je pouvais l’y trouver et le regarder dans les yeux.
— Il t’aurait eu, ai-je lâché, abrupt. Et tu le sais.
Le silence a encore duré et a claqué. La voix de Segesvar vibrait de fanfaronnade.
— De quoi tu parles, Tak ?
— Tu sais très bien ce dont je parle. Notre ami le dealer de meth, à l’époque. Tu as fui avec les autres, Rad, mais avec ta jambe, tu n’aurais eu aucune chance. Si je ne l’avais pas retenu, il t’aurait rattrapé. Tu le sais. Les autres ont couru. Moi, je suis resté.
De l’autre côté de la ligne, je l’ai entendu soupirer, comme un câble qui se desserre.
— Donc, a-t-il dit, un supplément. Disons trente pour cent ?
— Ça me paraît raisonnable, ai-je menti pour nous deux.
— Oui. Mais je pense qu’il va falloir retirer tes premiers poissons du menu, maintenant. Pourquoi tu ne viens pas me donner ta bénédiction habituelle, et on discutera de ce… réajustement.
— Je ne peux pas, Rad. Je te l’ai dit, je ne fais que passer. Dans une heure, je repars. Je reviens pas avant une semaine, au moins.
— Bon… Tu vas rater l’adieu. Je ne pensais pas que tu voudrais manquer ça.
— Je ne veux pas.
C’était ma punition, un autre supplément en plus de mes trente pour cent. Segesvar m’avait bien compris. C’est un talent nécessaire pour le crime organisé, et il connaissait son travail. Les haiduci de Kossuth n’avaient peut-être pas le cachet et la sophistication des yakuzas du Nord, mais ça reste un peu le même genre. Si on veut gagner sa croûte en faisant du chantage, on a intérêt à connaître la corde sensible des gens. Et celle de Takeshi Kovacs, elle était inscrite au sang sur mon passé récent. Pas très difficile à comprendre, surtout pour lui.
— Alors viens, a-t-il dit, chaleureux. On va se saouler ensemble, voire aller chez Watanabe, en souvenir du bon vieux temps. Une bonne cuite au saké, une pipe… J’ai besoin de te regarder dans les yeux, mon vieil ami. Pour savoir que tu n’as pas changé.
Sorti de nulle part, le visage de Lazlo.
« Je te fais confiance, Micky. Prends soin d’elle. »
J’ai regardé Suzi Petrovski qui refermait le couvercle de sa turbine.
— Désolé, Rad. C’est trop important. Si tu veux ton poisson, envoie quelqu’un au port des terres. Terminal charter, rampe sept. J’y reste une heure.
— Pas d’adieu ?
J’ai grimacé.
— Pas d’adieu. Je n’ai pas le temps.
Il est resté silencieux un moment.
— Je pense, a-t-il fini par dire, que j’aimerais bien te regarder tout de suite dans les yeux, Takeshi Kovacs. Je vais peut-être venir moi-même.
— Super. Ça me fera plaisir de te voir. Si tu es là d’ici une heure.
Il a raccroché. J’ai serré les dents et donné un coup de poing dans la caisse à côté de moi.
— Chier. Chier.
« Prends soin d’elle. Protège-la. »
Oui, oui, d’accord.
« Je te fais confiance, Micky. »
C’est bon, j’ai compris…
Une sonnerie de téléphone.
J’ai collé celui que j’avais en main à mon oreille. Puis je me suis rendu compte que le son venait du sac ouvert derrière moi. Je me suis penché et j’ai écarté trois ou quatre téléphones avant de trouver celui qui s’allumait. Je l’avais déjà utilisé, le sceau était ouvert.
— Oui ?
Rien. La ligne était ouverte, mais il n’y avait aucun son. Pas même de neige. Un silence parfait et noir dans mon oreille.
— Allô ?
Et quelque chose a murmuré dans les ténèbres, à peine plus audible que la tension que je sentais dans le coup de fil précédent.
— Vite…
Puis le silence est retombé.
J’ai abaissé le téléphone et je l’ai regardé.
J’avais passé trois coups de fil à Tekitomura, utilisé trois téléphones. Lazlo, Yaroslav, Isa. Ça pouvait être n’importe lequel de ces trois-là. Pour en être certain, j’aurais dû vérifier le journal du téléphone pour voir qui j’avais joint avec.
Mais c’était inutile.
Un murmure dans un silence noir. Une voix couvrant une distance qu’on ne mesure pas.
Vite…
Je savais quel téléphone c’était.
Et je savais qui m’avait appelé.